Chaque mois j’essaye de m’entretenir avec des acteurs business des médias pour comprendre comment va évoluer ce secteur et se positionner dans les enjeux numériques. Et cette semaine, pour ma newsletter sur Kessel, j’ai eu la chance de pouvoir discuter avec Jean-Nicolas Baylet DG de "La Dépêche du Midi".


Si tu veux bien raconter l’histoire de la Dépêche du Midi et la tienne?
Ça commence en 1870 avec 4 ouvriers toulousains. Ce sont les prémisses de la 1ère guerre mondiale guerre puisqu’on perd l'Alsace et la Lorraine. On sort de la guerre de 70 contre la Prusse et c’est les débuts de la presse locale en France. Le Figaro a 44 ans par exemple.
Le principe est simple : les ouvriers récupèrent les dépêches et en font 4 pages et ça s’appelle La Dépêche. La ligne est radicale socialiste. En 1924 un Rothschild qui veut se présenter aux législatives à Tarbes et qui n’est pas radical socialiste cherche à les racheter pour influencer la ligne éditoriale. Il obtient 49% de promesses de vente et ne gagne pas la législative. Donc il décide de vendre ses 49% restant et se tourne vers mon arrière grand-oncle qui rentre dans le journal à cette date. Ce sera son neveu ensuite, Jean Baylet, qui à 24 ans devient Directeur Général. Il sera déporté pendant la guerre. Il meurt en 1959 dans un accident de voiture. Et c’est ma grand mère qui prend les rennes.
On est en pleine guerre d'Algérie, elle est pied-noir et anti-gaulliste. Elle dirige le journal jusqu’en 1996. D’où le fait d’ailleurs que la place des femmes est une thématique importante pour La Dépêche.
Elle cédera sa place à mon père. Moi j’ai pris ensuite le poste de DG en juin dernier et c’est donc la 4è génération.
Pour me présenter rapidement : j’ai grandi autour de Toulouse. Deug éco gestion. Gestion à la Sorbonne puis l’EM Lyon. J’ai fait de la finance de marché chez Natixis et du contrôle de gestion pour Pierre Fabre à Buenos Aires en VIE. Et puis mon père m’a proposé de rejoindre l’entreprise notamment pour adresser tous les changements liés à internet. Je suis arrivé le 1er janvier 2011. A l’époque La Dépêche c’est 140M de CA et ça perd 5 à 10M d’euros par an. On allait de plan d’économie en plan d’économie et on n’avait aucun véritable business sur le web. Il a fallu 10 ans pour retourner cette situation. 10 ans dans une entreprise ça passe très vite. Le temps de prendre conscience et d’évoluer. Il y avait une vraie défiance vis à vis du numérique.
Comment est-ce que tu développes l’abonnement numérique?
On est les premiers à lancer l’abonnement numérique pdf en 2013. L’enjeu c’est où placer le paywall entre ce qui est gratuit et ce qui est payant. Faire des contenus qui vont générer de l’audience ? Assez facile, par exemple tu fais des faits divers. Mais les leviers de l’abonnement sont essentiellement sur ce qui est exclusif. Les interviews, les enquêtes en profondeur. Qui peuvent toucher une communauté. Une enquête de fond sur l’écologie locale par exemple.
Nous devons valoriser l’abonné. On a un datacenter qui nous permet de suivre les abonnés. De travailler la compréhension des mécanismes d’abonnement. De comprendre le cycle de maturité de notre futur abonné. Depuis combien de temps il est sur le site, et à quel moment il est prêt à s’abonner. Puis quand il est abonné, quand il est susceptible de se désabonner pour faire des actions. Il n’y a pas sur le marché d’outils clefs en main. On part des bases de données abonnement. Des SSOs. D’où l’importance d’un data center pour faire le tri dans ces données. Il n'existe pas de systèmes globaux.
Je dirige la commission du numérique dans le syndicat de la presse d'informations générales. Quand je regarde la diffusion papier on est 11è en volume. Mais en audience numérique on est 2è derrière Ouest France. Sur l’abonnement on est plutôt dans la moyenne. Notre stratégie est un abonnement cher : 19,90€ par mois vs 9,90 € chez Sud Ouest. Il a le double d’abonnés donc en termes de valeur totale on est pareil.
Quels sont vos futurs enjeux?
Réussir à équilibrer le modèle économique papier et numérique. Le numérique pèse 20% des revenus. Il faut croitre la dessus.
On a racheté une TV locale. On a des projets de pousser la vidéo, de pousser l’audio, les podcasts. L’audio dans les voitures c’est demain. Il n’y a pas de barrière structurelle à l’entrée de ce marché. Tu écouteras ton flash info dans ta voiture.
Nous devons créer un système complet autour de l’économie numérique de l’info.
Aujourd’hui je compense avec le numérique ce que je perds avec le papier.
On a vécu beaucoup de transformations : il y a 5 ans, de régie pub je suis devenu agence, ce qui me permet de générer de la croissance.
Comment tu définirais la spécificité de l’info locale ?
C’est une info très pragmatique, tres servicielle. Il y a beaucoup de volume, on va très très bas dans les communes. L’information locale c’est les plus gros succès en France. Par exemple il y a 650k ventes par jour pour Ouest France et « seulement » 300k ventes jour pour le Figaro.
Sur 100 journaux vendus à Toulouse : 75 pour la Dépêche, 10 pour l’Equipe, et 15 pour tout le reste. On a 2,5M de lecteurs par jour sur 6M d’habitants.
Dans les moments difficiles on se retourne vers l’info locale : la COVID a démultiplié notre audience. On avait besoin d’informations pratiques : qu’est ce qui se passe autour de chez moi? Qu’est ce qui va être ouvert?
Si on regarde en termes d’âge ça donne ça : La période jeune on la travaille sur la présence de marque : à travers nos évènements, sur les réseaux sociaux. Taux de notoriété de 100%. Les jeunes deviendront acheteurs plus tard. Les moins de 30 ans c’est 10/15% de notre audience via Google Actu, via Facebook. Puis c’est au moment où tu as des enfants que tu veux commencer à sociabiliser. Donc que tu commences à t'intéresser à l'info locale.
Quand on travaille on devient lecteur occasionnel, puis de plus en plus fréquent, et tu t’abonnes à la fin de ton activité professionnelle. La fidélité est de 90% quand ils sont restés 18 mois. 2/3 des abonnés ont entre 60 et 80 ans.
Comment tu abordes le challenge du prix du papier?
L’industrie du papier est en souffrance depuis des années. Il y a d’abord une demande de papier en baisse. Donc l’offre qui a du s’ajuster à la demande. Ca veut dire des fermetures d’usines et une rationalisation. On a transformé le papier en carton pour le e-commerce. Puis il y a eu le Covid avec la suspension de parution. Une demande qui a baissé d’un coup. Donc première flambée.
Et puis maintenant la guerre en Ukraine (le gaz qui a explosé) et on se retrouve à passer de 450 eur la tonne de papier à aujourd’hui 850 eur la tonne pour le papier 42g. Ca représente 10% de nos couts de fabrication. Ce sont nos marges qui sont attaquées. Impossible de répercuter sur le prix de vente avec en parallèle la crise du pouvoir d’achat. Entre Spotify, Netflix, abonnement presse, il y a beaucoup d’abonnement et tout le monde souffre.
Les solutions ? Négocier les contrats avec les fournisseurs, un peu revoir la mise en page, gâcher le moins de papier possible.
Mais il y a des dégâts c’est inévitable. Des titres de presse qui ont disparu : CNews le 25 Novembre par exemple. C’est l’ensemble de la filière qui souffre. C’est super inquiétant.
L’industrie du papier n’est pas substituable. L’essentiel des lecteurs abonnés, 75% des nouveaux abonnés sont papiers. On a proposé aux lecteurs des tablettes mais ils préfèrent le papier. On est des êtres d’habitude et le papier en fait partie pour une certaine génération.